Portraits d'équipes
Portraits d'équipes

La réussite d’une entreprise réside avant tout dans les hommes et les femmes qui la composent. Rien de tel, pour faire la lumière sur l’énergie qui circule au sein de votre entreprise, que de raconter la magie de ce collectif bien constitué. Ci-dessous, un exemple de (long) portrait d’équipe.

Marie LANNELONGUE - mon bureau

LANVIN BESPOKE

ATELIER DE COUTURE GRANDE MESURE POUR HOMMES

(2019 – 1800 mots)

Lanvin Bespoke
L’ATELIER DU TEMPS LONG

C’est l’un des joyaux de la couronne Lanvin. On dit même que c’est le plus rare, tant il contient ce qui manque le plus cruellement au monde contemporain : l’excellence des savoir-faire, le culte du temps long, la précision du geste. L’atelier sur-mesure Lanvin – « bespoke » pour les initiés – est une adresse discrète, presque secrète, la chasse gardée de ceux et celles qui recherchent la perfection en toute chose.

A la genèse de son histoire, il y a d’abord une femme, moderne et visionnaire… Jeanne Lanvin ouvre en 1926, au sein de sa maison de couture, un département tout entier dédié aux hommes, un espace où il seront les créateurs de leur propre vestiaire. Proposer sans imposer, voilà l’idée singulière de la couturière. Tout juste seront-ils accompagnés et conseillés par des artisans aux savoir-faire exceptionnels, mais le choix leur reviendra en tout point : du pli de leur pantalon à la couleur des arrêts de leur boutonnière, ils seront à la fois client et styliste, commanditaire et compositeur.

Presque cent ans après, l’esprit de Jeanne Lanvin irradie cet atelier unique qui surplombe le Faubourg Saint-Honoré, cette même adresse où la créatrice ouvrit sa première boutique de mode en 1889, la plus ancienne maison de couture française encore en activité.

Dans ce lieu hors d’âge, hors du monde, hors des modes, le siècle s’est figé. Si le temps qui passe avait une sonorité, c’est ici qu’on viendrait l’entendre. Les minutes s’égrènent, ponctuées par le tic-tac d’une horloge et l’aimable musique des aiguilles au travail. Les murs bruissent d’histoires très anciennes, et les vieux grimoires conservés dans les armoires sont remplis de noms célèbres. Rois et magnats, académiciens, illustres hommes d’affaires ou ténors du barreau sont passés par là. Mais chut… travailler ici, c’est aussi savoir tenir sa langue. Noblesse oblige.

ACTUEL ET INTEMPOREL

Pour accéder au Graal, il faudra en passer par Romain, gardien du temple et seul détenteur d’une petite clé qui vous fera grimper jusqu’au troisième étage dans cet antique ascenceur en laiton brossé et bois d’époque. Responsable grande mesure, ambassadeur et manager tout à la fois, capitaine d’une armée de 10 artisans, c’est lui qui préside aux destinées de ce lieu où tout est possible à condition d’en avoir rêvé.

Car aux prémices de tout costume, se dessine toujours le rêve d’un homme. Celui d’un vêtement qui lui ira si bien qu’il en oubliera sa présence. L’essence même du sur-mesure est là : adapter la forme à la fonction. « Voyage, soirée, apparat… chaque pièce est conçue et ajustée selon son usage final, précise Romain. D’ailleurs, nos clients le savent. Ce qu’ils viennent chercher ici, ce n’est pas une image ou une tendance de mode, c’est tout l’opposé. Ils sont en quête d’un vêtement parfait et indémodable, qui les suivra sans les contraindre dans leur vie mouvementée, et qui durera plus de trois saisons. »

Ils savent aussi que nulle part ailleurs, ils ne trouveront ce culte du détail, ce regard concentré et méticuleux posé sur eux. « Nous sommes comme un point de repère et un ancrage », avance Marc, maître chemisier. Une parenthèse temporelle pour ces hommes pressés qui s’en remettent en toute confiance à ce tandem sans équivalent dans le métier. Lanvin est en effet la seule maison qui puisse s’enorgueillir d’associer les services d’un maître tailleur et d’un maître chemisier dans un même atelier. Nulle obséquiosité dans ces rencontres, mais une relation de confiance qui s’établit au fil des essayages, où le choix entre une veste à deux ou trois boutons, un coupon de flanelle ou de laine de Tasmanie, devient toute une aventure.

PRISE DE MESURES ET TISSUS RARES

Tout commence par la prise de mesures, ce moment clé où tel un acrobate, Danh, maître tailleur, vous envisage sous toutes les coutures. Il tourne autour de vous, rien ne lui échappe, attentif à la moindre dissymétrie, chasseur d’imperfections et obsessionnel du détail, capable de démonter un costume pour 2 millimètres de trop.
Peu disert mais passionné – « J’aime les étoffes » dit-il simplement -, il faut le voir à sa table, virtuose de l’aiguille et des ciseaux, le mètre de couturière en sautoir sur son costume trois-pièces, crayonnant les toiles à bâtir, gommant sur le patron, scrutant l’armure d’un tissu, s’émerveillant de sa trame impeccable, calepinant à la perfection pour qu’à l’oeil, la ligne d’un carreau se prolonge indéfiniment.

Puis c’est au tour de Marc d’entrer dans la danse. Maître chemisier – il fait les plus belles chemises du monde chuchote-t-on dans le milieu -, personnage à l’allure inimitable tout droit sorti d’un roman de Proust, il prendra vos mesures en une gestuelle silencieuse et délicate, vous posera quelques questions, consignera vos désirs, vous guidera sans jamais vous influencer, aussi fin diplomate qu’excellent technicien. Tour de taille, carrure, largeur de col ou de poignet, il saura, à l’aide de mille détails, harmoniser les proportions, corriger en apparence vos dissonances morphologiques.

Un artisanat qui confine parfois à la magie : « L’un de nos clients a une épaule plus étroite que l’autre de 13 centimètres, raconte Romain. Avec le sur-mesure, on parvient à rétablir l’équilibre si bien qu’on ne remarque rien, le vêtement tombe parfaitement. »

C’est partant de votre fiche de renseignements que tout s’enchaine. Ce document ultra confidentiel et manuscrit – comme tous les échanges à venir entre vous et l’atelier -, témoigne, à l’image du rond de serviette dans les restaurants d’autrefois, que vous faites bel et bien partie de la famille. « Nous y inscrivons les mesures de nos clients, mais aussi leurs variations corporelles, les modèles commandés, leurs choix stylistiques… En fait, nous sommes un peu les archivistes d’une partie de leur vie » observe Marc.

Chemise ou costume, vous choisirez son tissu parmi les 20 000 contenus dans des liasses épaisses, certaines exclusives pour la maison, dont les patronymes résonnent comme autant de promesses : Loro Piana, Dormeuil, Holland&Sherry, Scabal…
Sur ces textiles fantastiques, Romain est intarissable : celui-ci plus doux que la soie, celui-là si résistant, cet autre déperlant, ou tissé de microdiamants pour les amateurs de faste. Plus rares encore, ces anciennes cartes du monde en soie chinées chez un collectionneur, et ayant appartenu aux aviateurs de la Seconde Guerre Mondiale. Elles feront juste quelques chemises, une série forcément limitée.

UNE VALSE À TROIS TEMPS

C’est dans une succession de gestes parfaitement synchronisés, un va-et-vient entre les mains des artisans, et suivant une chronologie où l’on commence par déconstruire pour bâtir, que le vêtement s’élabore.

Il faudra dessiner un patronage, créer et épingler une toile d’essayage dans un tissu grossier, pour reconstituer formes et volumes, et visualiser le vêtement en trois dimensions. Le premier essayage permettra d’en accentuer les défauts. Puis retour à l’atelier pour bâtir les côtés, préparer les devants, fabriquer les manches et leurs doublures, monter le col, procéder à l’assemblage, mais cette fois avec le tissu que vous aurez choisi. Au deuxième essayage, le vêtement cousu main vous apparaitra déjà presque parfait. Il s’agira alors d’en vérifier les aplombs, d’ajuster encore, de modifier si nécessaire : un tourné de manche, une longueur de pantalon, le bombé d’une épaule…

Si c’est une chemise que vous avez commandée, le ballet sera un peu différent. et vous en passerez par une étape baptisée « craquage » où l’idée de la page blanche prend soudainement tout son sens. On n’en dira pas plus car c’est une technique spécifique à la maison, dont ceux qui ont visité les plus illustres chemisiers du monde disent qu’elle est surprenante, certes, mais qu’elle garantit une chemise véritablement unique.
Votre troisième visite sera la dernière. Ou peut-être pas, si Danh et Marc, à l’affût du micro-détail, l’ont décidé ainsi.

Pour finir une seule chemise, il aura fallu 14 heures, 90 heures pour aboutir un costume, qui comportera autant de détails que vous l’aurez souhaité. Martingale ou double fente, poches en biais ou poches anglaises, revers de manche et milanaise… « Tant que la technique nous le permet, nous pouvons tout faire, souffle fièrement Romain. Notre seule limite, c’est l’élégance. Il en va de la réputation Lanvin. »

CONFIANCE ET TRANSMISSION

Pour parvenir à ce niveau d’excellence, Romain, Marc et Danh forment un trio humble et généreux, soudé par une grande et belle idée, devenue mission au fil des saisons passées ensemble : former leur équipe, apprendre aux plus jeunes ce métier en déshérence. « Les écoles ferment les unes après les autres et les ateliers qui existent encore sont occupés par de vieux messieurs qui bientôt s’en iront… » se désole Romain. Il suffit de jeter un oeil en coulisses, là où se trouve le coeur battant de la maison, pour saisir le sens de ses paroles. Dix artisans d’une criante jeunesse y sont affairés à leur table, chacun spécialiste mais tous polyvalents. Une jolie troupe d’artistes comme une famille nombreuse aux talents multiples mais animés d’une même flamme et qui racontent un peu l’histoire de l’époque, de ces jeunes qui reviennent à des métiers anciens, où priment lenteur et beauté du geste.

C’est Aélys, chemisière, visage de fée et longs cheveux couleur de feu, toute entière ramassée sur son ouvrage et qui parle de la chemise comme d’un amie chère. Cette pièce centrale du vestiaire masculin dont elle déplore qu’elle soit « trop souvent négligée alors qu’elle en est la partie la plus intime. » C’est Quentin, seulement 25 ans et déjà vêtu en sur-mesure de pied en cap, féru de jazz et guitariste à ses heures perdues ou Sandrine, passionnée de couture depuis l’enfance, fan de David Bowie pour « son chic et son extravagance. » C’est encore Grégoire, ancien ébéniste sorti de l’école Boulle, aujourd’hui apprenti dans ce métier qui lui va si bien, Hadrien, visage d’ange, boucles folles et allure de dandy moderne, ou Sylvie, ceinture noire de karaté, tatouée des chevilles au menton et qui jamais n’aurait imaginé une autre occupation. Ce n’est pas le hasard qui les réunit mais une vocation commune. Tous évoquent la chance qu’ils ont à partager ce quotidien-là. Pas un n’en changerait pour tout l’or du monde.

Dans la pure tradition des Compagnons du Devoir, Danh et Marc leur transmettent l’immatériel, leur bien le plus précieux, ce savoir façonné et amendé chez les meilleurs, qu’on appelle expérience. Ici pour affiner une technique, là pour conseiller une posture qui évitera contractions et douleurs musculaires, quand toute la tension est concentrée dans la main qui coud, qui repasse, qui lisse ou surfile. Transmettre, car c’est leur rôle disent-ils, comme un passage de témoin. « Jeanne Lanvin nous a laissé cet héritage exceptionnel, à nous d’en être dignes et de le valoriser » conclue modestement Romain.

On l’aura compris, dans cet atelier qui ne ressemble à aucun autre, et qui offre à ses clients tous les savoir-faire dont puisse rêver un homme chic, dans ce lieu rare où prédomine une certaine idée de la permanence des choses, en marge d’un monde qui va si vite, ici donc, pour reprendre les mots de Paul Valéry, « l’esprit commence et finit au bout des doigts. »